C’est le propre de toute Compétition officielle dans chaque grand festival: les films se suivent et ne se ressemblent pas. C’est ainsi que nous avons pu voir deux longs-métrages particulièrement marquants, chacun dans leur genre, et qui méritent largement de ne pas repartir bredouilles de la 68e Berlinale.
The Real Estate (titre original: Toppen av ingenting) est une production suédoise complètement délirante co-réalisée par Axel Petersen et Mans Mansson. Le type de film qui divise en général profondément la Critique et ce fut encore le cas cette fois-ci, un certain nombre de journalistes quittant peu à peu la salle de projection, tandis que les autres se régalaient de cette proposition cinématographique qui se démarque nettement du reste de la sélection. L’histoire est très simple: une femme de 68 ans hérite d’un immeuble -que lui a légué son défunt père- dans le centre de Stockholm. Mais après une vie passée à profiter de l’existence dans le Sud de l’Europe grâce aux finances florissantes de son paternel, Nojet se retrouve soudain confrontée à l’organisation chaotique de son immeuble ainsi qu’aux locataires dont plusieurs ne possèdent même pas de bail en bonne et due forme. Que faire, dès lors, pour remettre un peu d’ordre dans cette fourmilière et tirer profit de cet héritage encombrant?
Avec une fameuse dose d’ironie, les deux réalisateurs décrivent en l’amplifiant une réalité sociale qui n’est pas uniquement inhérente à Stockholm, mais qui pourrait s’appliquer à n’importe quelle grande ville européenne et aux difficultés liées au logement auxquelles on peut se retrouver confronté. Le sujet est traité en permanence avec un second degré des plus réjouissants ainsi qu’une bande son remarquablement travaillée et une photographie réussie ayant pour objectif de renforcer la sensation perturbante qui se dégage de la mise en scène. Car les personnages principaux se révèlent quasiment tous monstrueux, à commencer par l’héroïne qui va petit à petit perdre les pédales en tentant de se dépêtrer de ses nouvelles responsabilités immobilières, tout en devant composer avec un demi-frère qui ne s’exprime que par grognements et le fils de celui-ci qui gère l’immeuble entre deux rasades d’alcool et quelques coups de poing.
Au rayon interprétation, impossible de ne pas être ébahis par le jeu de Léonore Ekstrand (dans le rôle de Nojet) dont la performance extraordinaire de vieille dame très indigne mériterait largement l’Ours d’argent de la meilleure actrice. Personnage insupportable, prétendent certains détracteurs du film, mais c’est en réalité tout l’opposé: sous les réactions exacerbées et la folie progressive qui gagne Nojet, des sentiments humains ont le temps de s’exprimer au détour d’une conversation dans un bar qui nous aide à comprendre sa personnalité.
Il est clair que The Real Estate est très loin de susciter l’unanimité, mais on ne peut lui dénier une réelle originalité de ton que bien d’autres productions à gros budget ne possèdent pas. Et sa durée des plus raisonnables (88 minutes) lui permet de ne jamais perdre en intensité. Un fameux projet immobilier et cinématographique dont, nous l’espérons, le jury se portera acquéreur au moment de l’attribution des prix.
Virage à 180° avec le terrifiant Utøya 22.Juli (titre anglais: U – July 22) du Norvégien Erik Poppe. Terrifiant car basé sur des faits hélas bien réels, ceux relatifs au massacre commis sur l’île d’Utøya par un terroriste d’extrême-droite qui fera 69 victimes le 22 juillet 2011 parmi des jeunes réunis en camp de vacances. Une tragédie insoutenable et forcément un sujet extrêmement difficile à mettre en images. Car comment, en effet, trouver le ton juste pour évoquer un tel drame, compte tenu du traumatisme profond des survivants et des familles des victimes, sans verser dans un sensationnalisme ni un spectacle sanguinolant qui serait du plus mauvais effet?
Ces obstacles apparemment insurmontables sont pourtant abordés avec intelligence par Erik Poppe, car celui-ci prend bien soin de se focaliser uniquement sur les victimes et jamais sur le meurtrier, qui n’est filmé que très furtivement et de loin et dont le nom n’est jamais prononcé (comme il ne le sera d’ailleurs pas non plus dans cet article). L’intention était justement de faire en sorte que le regard du public se porte sur ceux qui ont eu à subir les exactions de ce terroriste, plutôt que d’offrir une quelconque publicité médiatique supplémentaire à ce dernier. Par ailleurs, Erik Poppe expliquait en conférence de presse à quel point il tenait à tout prix à entretenir le souvenir de ces événéments douloureux, car il avait pu constater que, six ans seulement après les faits, ceux-ci semblaient déjà s’estomper dans les mémoires, comme s’il fallait absolument prétendre tourner la page pour mieux surmonter le drame.
Filmé caméra à l’épaule et en temps réel (l’attaque en elle-même a duré précisément 72 minutes), Utøya 22.Juli constitue de plus un remarquable plan-séquence, prouesse technique rare au cinéma. Terriblement anxiogène, car on sait à chaque seconde que la fiction qui se déroule à l’écran est basée sur des faits réels, le film est essentiellement basé sur la suggestion et les sons de détonations et de cris qui ponctuent le récit. Une technique d’autant plus efficace pour restituer l’horreur.
Certains ne manquent pourtant déjà pas de polémiquer sur la fictionnalisation d’un tel fait divers (avec, entre autres, le recours à un personnage principal, superbement incarné par la jeune Andrea Berntzen). Or Erik Poppe a bien insisté sur le fait que rien n’avait été entrepris sans concertation avec les personnes directement concernées; plusieurs projections-tests ayant même été organisées à leur intention, du moins pour celles qui souhaitaient évidemment y prendre part. Dans cette optique, les quelques huées lamentables entendues en fin de projection de presse n’en sont que plus révulsantes de la part de certains journalistes qui crachent sur le devoir de mémoire pour de basses considérations formelles. Le générique final ne manque d’ailleurs pas de mentionner que « le film est une oeuvre de fiction basée sur la réalité. Ce n’est pas un documentaire. C’est un des reflets de la réalité. Il peut y en en avoir plusieurs. »
Certains Ours d’Or ont pu s’avérer très consensuels par le passé, mais en décerner un à Utøya 22.Juli aurait le double mérite de récompenser une oeuvre cinématographique complète et de rappeler à quel point toute forme d’extrémisme peut faire survenir le pire.
Olivier Clinckart