Berlinale 2018: deux films marquants

 

C’est le propre de toute Compétition officielle dans chaque grand festival: les films se suivent et ne se ressemblent pas. C’est ainsi que nous avons pu voir deux longs-métrages particulièrement marquants, chacun dans leur genre, et qui méritent largement de ne pas repartir bredouilles de la 68e Berlinale.

The Real Estate (titre original: Toppen av ingenting) est une production suédoise complètement délirante co-réalisée par Axel Petersen et Mans Mansson. Le type de film qui divise en général profondément la Critique et ce fut encore le cas cette fois-ci, un certain nombre de journalistes quittant peu à peu la salle de projection, tandis que les autres se régalaient de cette proposition cinématographique qui se démarque nettement du reste de la sélection. L’histoire est très simple: une femme de 68 ans hérite d’un immeuble -que lui a légué son défunt père- dans le centre de Stockholm. Mais après une vie passée à profiter de l’existence dans le Sud de l’Europe grâce aux finances florissantes de son paternel, Nojet se retrouve soudain confrontée à l’organisation chaotique de son immeuble ainsi qu’aux locataires dont plusieurs ne possèdent même pas de bail en bonne et due forme. Que faire, dès lors, pour remettre un peu d’ordre dans cette fourmilière et tirer profit de cet héritage encombrant?

Avec une fameuse dose d’ironie, les deux réalisateurs décrivent en l’amplifiant une réalité sociale qui n’est pas uniquement inhérente à Stockholm, mais qui pourrait s’appliquer à n’importe quelle grande ville européenne et aux difficultés liées au logement auxquelles on peut se retrouver confronté. Le sujet est traité en permanence avec un second degré des plus réjouissants ainsi qu’une bande son remarquablement travaillée et une photographie réussie ayant pour objectif de renforcer la sensation perturbante qui se dégage de la mise en scène. Car les personnages principaux se révèlent quasiment tous monstrueux, à commencer par l’héroïne qui va petit à petit perdre les pédales en tentant de se dépêtrer de ses nouvelles responsabilités immobilières, tout en devant composer avec un demi-frère qui ne s’exprime que par grognements et le fils de celui-ci qui gère l’immeuble entre deux rasades d’alcool et quelques coups de poing.

Au rayon interprétation, impossible de ne pas être ébahis par le jeu de Léonore Ekstrand (dans le rôle de Nojet) dont la performance extraordinaire de vieille dame très indigne mériterait largement l’Ours d’argent de la meilleure actrice. Personnage insupportable, prétendent certains détracteurs du film, mais c’est en réalité tout l’opposé: sous les réactions exacerbées et la folie progressive qui gagne Nojet, des sentiments humains ont le temps de s’exprimer au détour d’une conversation dans un bar qui nous aide à comprendre sa personnalité.

Il est clair que The Real Estate est très loin de susciter l’unanimité, mais on ne peut lui dénier une réelle originalité de ton que bien d’autres productions à gros budget ne possèdent pas. Et sa durée des plus raisonnables (88 minutes) lui permet de ne jamais perdre en intensité. Un fameux projet immobilier et cinématographique dont, nous l’espérons, le jury se portera acquéreur au moment de l’attribution des prix.

Virage à 180° avec le terrifiant Utøya 22.Juli (titre anglais: U – July 22) du Norvégien Erik Poppe. Terrifiant car basé sur des faits hélas bien réels, ceux relatifs au massacre commis sur l’île d’Utøya par un terroriste d’extrême-droite qui fera 69 victimes le 22 juillet 2011 parmi des jeunes réunis en camp de vacances. Une tragédie insoutenable et forcément un sujet extrêmement difficile à mettre en images. Car comment, en effet, trouver le ton juste pour évoquer un tel drame, compte tenu du traumatisme profond des survivants et des familles des victimes, sans verser dans un sensationnalisme ni un spectacle sanguinolant qui serait du plus mauvais effet?

Ces obstacles apparemment insurmontables sont pourtant abordés avec intelligence par Erik Poppe, car celui-ci prend bien soin de se focaliser uniquement sur les victimes et jamais sur le meurtrier, qui n’est filmé que très furtivement et de loin et dont le nom n’est jamais prononcé (comme il ne le sera d’ailleurs pas non plus dans cet article). L’intention était justement de faire en sorte que le regard du public se porte sur ceux qui ont eu à subir les exactions de ce terroriste, plutôt que d’offrir une quelconque publicité médiatique supplémentaire à ce dernier. Par ailleurs, Erik Poppe expliquait en conférence de presse à quel point il tenait à tout prix à entretenir le souvenir de ces événéments douloureux, car il avait pu constater que, six ans seulement après les faits, ceux-ci semblaient déjà s’estomper dans les mémoires, comme s’il fallait absolument prétendre tourner la page pour mieux surmonter le drame.

Filmé caméra à l’épaule et en temps réel (l’attaque en elle-même a duré précisément 72 minutes), Utøya 22.Juli constitue de plus un remarquable plan-séquence, prouesse technique rare au cinéma. Terriblement anxiogène, car on sait à chaque seconde que la fiction qui se déroule à l’écran est basée sur des faits réels, le film est essentiellement basé sur la suggestion et les sons de détonations et de cris qui ponctuent le récit. Une technique d’autant plus efficace pour restituer l’horreur.

Certains ne manquent pourtant déjà pas de polémiquer sur la fictionnalisation d’un tel fait divers (avec, entre autres, le recours à un personnage principal, superbement incarné par la jeune Andrea Berntzen). Or Erik Poppe a bien insisté sur le fait que rien n’avait été entrepris sans concertation avec les personnes directement concernées; plusieurs projections-tests ayant même été organisées à leur intention, du moins pour celles qui souhaitaient évidemment y prendre part. Dans cette optique, les quelques huées lamentables entendues en fin de projection de presse n’en sont que plus révulsantes de la part de certains journalistes qui crachent sur le devoir de mémoire pour de basses considérations formelles. Le générique final ne manque d’ailleurs pas de mentionner que « le film est une oeuvre de fiction basée sur la réalité. Ce n’est pas un documentaire. C’est un des reflets de la réalité. Il peut y en en avoir plusieurs. »

Certains Ours d’Or ont pu s’avérer très consensuels par le passé, mais en décerner un à Utøya 22.Juli aurait le double mérite de récompenser une oeuvre cinématographique complète et de rappeler à quel point toute forme d’extrémisme peut faire survenir le pire.

Olivier Clinckart

 

Berlinale 2018: la Compétition se poursuit

La Compétition officielle du Festival de Berlin poursuit son rythme de croisière depuis son ouverture le jeudi 16 février. Poursuivons notre tour d’horizon des films en Compétition officielle, avec plusieurs titres qui n’ont pas pleinement répondu aux attentes.

Dovlatov évoque une partie de la vie de l’écrivain russe du même nom, Sergueï Dovlatov, mort à seulement 48 ans en exil aux Etats-Unis, où il vivait depuis 1979 après quitté l’U.R.S.S. où sa liberté de ton était proscrite. Le réalisateur Alexey German Jr. situe son récit à Leningrad en novembre 1971, tout au long de six journées s’articulant autour de la célébration annuelle de la révolution russe et des grandes difficultés que rencontre Dovlatov pour se faire publier, lui qui refuse obstinément de se plier aux contraintes littéraires fixées par le régime communiste soviétique. Si l’évocation historique proprement dite ne manque pas d’intérêt, de même qu’elle met en lumière la lutte d’un écrivain qui refuse d’abandonner sa liberté de penser, le film n’en devient pas moins excessivement répétitif après sa première heure, de sorte que l’intérêt pour l’histoire s’effiloche peu à peu.

Figlia Mia (Daughter of Mine), unique film italien en Compétition officielle cette année, est une nouvelle déception à mettre à l’actif -ou plutôt au passif- de Laura Bispuri. On lui devait déjà Vierge sous serment (Sworn Virgin) en 2015, au sujet troublant et interpellant et également présenté à Berlin, mais développé de façon ultra-conformiste et sans la moindre passion. Il en va de même pour Figlia Mia, qui narre l’histoire d’une fillette de dix ans qui sera bientôt confrontée au secret de ses origines; un secret -très facile à deviner- qui va mettre aux prises deux femmes au sujet d’une question douloureuse de maternité.

Si l’actrice Alba Rohrwacher tire à peu près son épingle du jeu en mère biologique irresponsable et portée sur la bouteille, le reste du récit ne présente guère d’intérêt à force de s’étirer paresseusement sous le soleil de la Sardaigne et d’accumuler un paquet de clichés ainsi qu’une furieuse sensation de déjà vu et revu.

Transit, de Christian Petzold (réalisateur des excellents Barbara et Phoenix) propose une trame narrative assez originale: de nos jours à Marseille, des réfugiés tentent de fuir les forces d’occupation fascistes qui se rapprochent de la ville. Un écrivain allemand, Georg, va prendre l’identité d’un écrivain décédé depuis peu pour profiter de son visa et fuir le continent pour embarquer à bord d’un navire en partance pour l’Amérique.

En abrogeant les barrières du temps, Petzold a donc construit une dystopie plutôt intéressante: le personnage principal porte des vêtements datant des années 40 et les fascistes organisent des rafles en plein jour, mais tout se passe à notre époque. Parfaite occasion pour que le scénario établisse des passerelles évidentes entre ces temps sinistres du 20e siècle et la période troublée que nous vivons aujourd’hui, avec le drame des migrants et la montée des nationalismes de tous bords qui font redouter le pire.

Ce choix de mise en scène crée donc une atmosphère étrange qui se voit toutefois tempérée par un trop grand brassage de thématiques différentes. A force de vouloir courir trop de lièvres à la fois, Petzold n’arrive pas à se concentrer sur un sujet susceptible de procurer l’intensité dramatique suffisante à l’intrigue. Par ailleurs, en reprenant un thème qui lui semble cher (l’usurpation d’identité, déjà utilisée dans Phoenix), le réalisateur ne se renouvelle pas vraiment. Ce qui n’enlève rien à la belle prestation d’acteurs de Franz Rogowski et de la toujours séduisante et troublante Paula Beer, remarquée par le public francophone dans Frantz de François Ozon.

Enfin, Eva, de Benoît Jacquot, permettait à la Berlinale d’accueillir Isabelle Huppert, qui tient le rôle principal aux côtés de Gaspard Ulliel. Le film s’inspire du roman éponyme de James Hadley Chase, qui avait déjà été adapté au grand écran en 1962 par Joseph Losey (avec Jeanne Moreau et Stanley Baker). Hélas, cette adaptation-ci n’a guère de saveur et on s’interroge sur ce qui a poussé les sélectionneurs à placer ce film en Compétition officielle. Ulliel incarne un gigolo qui dérobe la manuscrit d’une pièce de théâtre à un vieil écrivain qui vient de mourir sous ses yeux. Contre toute attente, la pièce rencontre un gros succès, mais l’usurpateur -encore une histoire d’usurpation!- se voit mis le dos au mur lorsqu’il doit se mettre à la rédaction d’une nouvelle pièce pour confirmer son succès initial. Une rencontre inopinée avec une prostituée d’âge mûr -incarnée par Isabelle Huppert- va venir compliquer encore un peu plus sa situation. Pitch prometteur mais résultat bien décevant, Jacquot ne parvenant jamais à faire décoller une intrigue platement filmée, avec des acteurs visiblement tout aussi platement dirigés. Isabelle Huppert se contente d’ailleurs du minimum syndical, pas mauvaise, certes, mais sans jamais exprimer la pleine mesure de son talent. Eva… et ne va pas, donc!

Heureusement, la Berlinale réserve aussi de très bonnes surprises, comme nous aurons l’occasion de l’expliquer dans notre prochain compte-rendu.

Olivier Clinckart

Berlinale 2018: Clap 68e!

La 68e édition du Festival de Berlin a été inaugurée ce jeudi 15 février, ouvrant ainsi le bal annuel des trois grands festivals européens pour 2018, avant Cannes en mai et Venise en septembre.

Parmi les membres du jury international présidé par le réalisateur Tom Tykwer (Cours, Lola, cours), on notera la présence de l’actrice belge Cécile de France, qui aura donc la lourde tâche, avec ses collègues jurés, de déterminer à qui iront les lauriers de la Compétition officielle parmi les 19 films en lice.

Et s’il en est un qui se place d’ores et déjà en bonne position pour ne pas repartir bredouille, c’est le dernier film en date de Wes Anderson, qui était projeté lors du gala d’ouverture et a reçu un très bon accueil public et critique.

L’ïle aux chiens (Isle of dogs) était un choix intéressant de la part des programmateurs: un film d’animation est en effet plutôt rare pour une soirée d’ouverture. Mais on sait qu’Anderson est une valeur sûre et il l’a encore prouvé avec cette bonne allégorie des régimes politiques totalitaires et corrompus, dans laquelle, suite à une épidémie de grippe canine au Japon, tous les chiens malades sont déportés sur une île voisine.

En présence de quelques-uns des acteurs -parmi lesquels Jeff Goldblum, Liev Schreiber, Greta Gerwig et Bill Murray- prêtant leurs voix aux personnages dans la V.O., Wes Anderson a donc pu savourer un retour gagnant dans l’univers de l’animation, après le très apprécié Fantastic Mr. Fox.

La Compétition officielle pouvait donc prendre son envol et s’est poursuivie ce vendredi 15 février avec Las herederas (The Heiresses, littéralement « les héritières »), la première production du Paraguay a être sélectionnée dans une Compétition d’un grand festival, se félicitait son réalisateur, Marcelo Martinessi. Coproduction internationale en fait mais qui cherche à dépeindre un des aspects de cette nation d’Amérique du Sud à travers le récit de Chela et Chiquita, deux femmes d’âge mûr formant depuis longtemps un couple et dont le quotidien déjà rendu difficile par les ennuis financiers, se voit perturbé encore davantage lorsque Chiquita doit purger quelques semaines de prison suite à un problème de dettes. Paradoxalement, alors que sa compagne est détenue, Chela (re)découvre une certaine liberté. Si ce tableau social de facture classique -y compris jusqu’à sa conclusion attendue- dépeint une certaine réalité du Paraguay (la vieille bourgeoisie déclinante, l’absence des hommes) le spectateur étranger n’en possède pas tous les codes permettant de l’apprécier pleinement. Reste l’interprétation efficace de son actrice principale, Ana Brun.

Accueil plutôt tiède, enfin, pour Damsel, western décalé et qui ne se prend pas au sérieux, réalisé par les deux frères David & Nathan Zellner. Et avec un bien joli casting composé de Robert Pattinson, Mia Wasikowska, Robert Forster et… les deux co-réalisateurs eux-mêmes! Etonnamment, Robert Pattinson s’était retrouvé en Sélection officielle à Cannes en 2017 pour le déjanté et jouissif Good Time, co-réalisé par… deux autres frères, Joshua et Ben Safdie! Neuf mois plus tard, le voici donc à Berlin, pour un nouveau récit plein d’ironie, dans lequel c’est clairement la femme qui porte la culotte face à des hommes plutôt stupides et/ou fort peu courageux. Comme pour le film paraguéen cité plus haut, Damsel s’avère être assez classique et ne cherche pas à renouveler le genre, mais, à l’instar de Good Time à Cannes et malgré le peu d’enthousiasme de la Critique, nous ne pouvons nous empêcher d’apprécier la fantaisie qu’il dégage, un élément toujours bienvenu au sein de compétitions officielles souvent frileuses lorsqu’il s’agit d’y inclure l’une ou l’autre comédie. Par ailleurs, force est de souligner le talent indéniable de Robert Pattinson; talent probablement pas encore reconnu à sa juste valeur, du moins tant que l’étiquette de Twilight lui collera encore à la peau.

Olivier Clinckart